Volontariste (ou plutôt plein de bonne volonté) le gouvernement déploie sa Stratégie numérique globale, avec en porte-drapeau le passage de l’éducation au numérique et en toile de fond la refondation de l’école. Vous avez dit « trop beau pour être vrai » ? Une visite sur le site officiel suffit pour se rendre compte à quel point l’Etat semble déconnecté des réalités. Tandis que le débat sur les rythmes scolaires mobilise gouvernement et opinion publique, les enjeux de l’éducation numérique sont occultés.
Mon éducation, ou tout du moins son apprentissage en enseignement supérieur s’appuie largement sur le numérique. Inlassablement, je navigue pour satisfaire ma curiosité. Un cours d’une université de l’Ivy League sur iTunes U, une conférence Ted, un Learning center offrant des dizaines de bases de données ou tout simplement une recherche Google Scholar : voilà le quotidien de beaucoup d’étudiants, ou tout simplement de curieux. Alors j’acclame le passage de l’Education au numérique. Mieux encore, je le réclame sans attendre. Démocratiser la connaissance, rendre le savoir accessible à un plus grand nombre, accompagner les élèves dans leur apprentissage… Nul besoin d’en vanter davantage les mérites, la démarche est de ces opportunités que nous avons le devoir de saisir.
L’école et les universités sont en première ligne sur ce dossier. La distribution de tablettes numériques dans les écoles se poursuit, outil révolutionnaire si l’on occulte le relatif assujettissement induit par l’écosystème fermé d’Apple. Le partenariat entre le géant américain et le Ministère de l’Education Nationale s’appuie sur un contrat de licence qui n’a rien d’anodin. Au delà du problème de protection et de propriété des données personnelles, un autre enjeu se pose : Apple est libre de promouvoir, censurer, supprimer les contenus numériques selon ses propres termes(1). Comment le gouvernement peut-il décemment laisser un tel contrôle à une société américaine qui ne prend même plus la peine de cacher ses ambitions de colonialisme culturel (ou idéologie universelle, pour les politiquement corrects)? Grâce à des moyens de ciblage et de marketing individuel, Apple n’aura aucun mal à imposer ses contenus face aux programmes de l’Education Nationale. Un tel accord réduira considérablement nos capacités de défense lorsque « l’ultra domination » se fera ressentir, et que la jeunesse de France n’aura d’autre choix que d’étudier son histoire, ses sciences et sa littérature par des yeux anglo-saxons(2).
En parallèle, les cours en ligne ouverts et massifs (CLOM, de l’anglais MOOC) font une entrée tardive sur le marché Français, plus de dix ans après l’initiative du MIT. Depuis le 28 octobre, les étudiants Français peuvent s’inscrire sur la plateforme France Université Numérique (FUN), projet porté par Geneviève Fioraso. C’est amèrement que l’on constate que le projet Français que nous attendions tant est en réalité porté par la technologie américaine edX, développée par les universités du MIT et de Harvard. Aveuglé par son souci de rapidité, le gouvernement ne semble pas avoir pris le temps de considérer les enjeux d’un tel accord. Pire encore, lorsque Google s’allie à la technologie edX nul ne juge nécessaire de s’en inquiéter rue de Grenelle(3). Le Ministère se cache derrière l’excuse d’une solution temporaire et veut nous faire croire que 12 millions d’euros auraient été investis dans une version test(4).
Certes, l’offre américaine est attractive : des solutions performantes sont à portée de main, difficile pour les entreprises Françaises de faire le poids face à Apple ou Google. La France, en optant pour la solution de facilité, manque cruellement de vision. Au delà des dommages portés à la filière Française du numérique sur un marché de l’e-éducation en plein boum (et donc porteur d’emplois), les enjeux liés à la production de connaissances sont essentiels. En effet, les diffuseurs deviennent également producteurs de la connaissance, nous faisons donc face à une menace d’orientation des contenus pédagogiques sous le dictat d’une idéologie unique. Ce que le gouvernement semble manquer, c’est l’absolue nécessité de maintenir une « compétition entre systèmes éducatifs » et une « démultiplication des centres de production de connaissance »(5) afin d’éviter une concentration et un contrôle de la connaissance aux mains de quelques entités, élément symptomatique d’un impérialisme culturel. Nous nous enlisons peu à peu dans une logique d’appauvrissement de la connaissance, paradoxalement à l’apparente démocratisation du savoir.
Bien que l’idée d’accuser une perpétuelle stupidité politicienne soit séduisante, il est peu concevable que nos hauts fonctionnaires n’aient pas conscience de ces enjeux. La réalité est autrement plus alarmante. Dans l’économie numérique, la France n’a aucune stratégie de puissance. Notre assouvissement n’est autre que le fruit d’une décision prise dans un contexte de crise économique. Nous sentons-nous tellement impuissants que nous nous déclarons d’emblée inaptes à relever le défi ? Nous nous sommes battus pour la notion d’exception culturelle Française. Certes, notre cinéma est un bel outil de soft power, mais notre production de connaissance ne mérite-elle pas au moins la même considération que notre création artistique? Ce choix est tout à fait contraire aux intérêts du pays, à plus forte raison quand on sait que la France dispose des outils et des compétences pour briller sur les marchés de la connaissance et de l’éducation numérique.
La production de connaissance est un véritable enjeu de puissance, les Etats-Unis l’ont bien compris et se montrent offensifs pour imposer leur « offre globale »(6) au reste du monde. Il y a donc une guerre de la connaissance, à l’image de la guerre économique. Si nous n’avons ni vision ni stratégie, autant fermer l’Education Nationale et inscrire nos enfants aux MOOC américains. Puisqu’en France, la connaissance n’a visiblement plus d’importance.
Camille Martin.
Cet article Guerre de la connaissance : vers une sous-traitance américaine de l’Education Nationale est apparu en premier sur Mouvement de la jeunesse 3.0.