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Entrevue avec Paolo Cioni : Les dangers du support numérique sur les processus neuraux et cognitifs de nos enfants

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Q : Dans Neuro-Esclaves, vous expliquez que le cerveau possède une « fonction neurotrophique » : la croissance physique du cerveau est continue. Toutefois, ajoutez-vous, la non-stimulation de certaines régions cérébrales, qui correspondent à des aptitudes, provoque la dégénérescence de cette croissance. A ce titre, l’enseignement numérique représente-t-il une différence, d’un point de vue cognitif et neuroscientifique, par rapport à l’apprentissage sur des supports traditionnels ? Risque-t-on des séquelles sur les réseaux transmodaux du cerveau ?

R: On doit tenir compte, au moins, de deux facteurs « naturels » pour le fonctionnement du cerveau qu’on va ainsi perturber :

a) La pensée, même la plus abstraite, ne se forme pas en tant que représentation symbolique sur un niveau virtuel parallèle à la réalité corporelle, c’est-à-dire en opposition à la sphère physique (sensori-motrice) et émotionnelle. Au contraire, c’est au niveau immanent, préverbal, semi-automatique, que les situations contingentes s’imposent à l’esprit de façon holistique (gestaltisme). Le conditionnement dans la formation des schémas comportementaux a une grande importance. L’exercice en plein air, la contemplation des panoramas, la grande littérature, l’art visuel et surtout la musique (comme moyen neurologique et non pas comme récréation) forment des gestalten naturelles qui façonnent les circuits cérébraux et modèlent le comportement. Le numérique apporte des notions, mais fractionnées et loin d’une approche naturelle.

b) Le conditionnement cérébral, l’installation de schémas neuraux (valeurs, codes, inhibitions, fois) sont plus faciles et rapides durant l’enfance et la première adolescence. C’est pourquoi installer un point de vue préfixé, homologué, passif et unique à travers l’écran (TV ou ordinateur) comporte une perte immense d’information dialectique que l’on ne peut obtenir et garder qu’avec l’effort d’une application constante et active, et la diversification des sources.

Les nœuds transmodaux de Wernicke et Broca président à la fonction d’attribution de symboles arbitraires (paroles), aux objets et aux faits d’expérience, rendant possibles la formulation et la communication de sensations, de pensées et de souvenirs. La particularité des video-inputs numériques, par exemple pour le temps d’élaboration-assimilation (temps courts, fréquences électrocorticales différentes selon les stimuli de l’environnement naturel) peuvent subvertir la façon de stocker des données et la structuration des schémas. La musique, au contraire, met en place un environnement élaboratif-assimilatif bien meilleur… On va créer une habitude-atrophie à la pensée non-séquentielle. Cela fait en outre une différence de recevoir des entrées pendant que vous êtes dans une situation de socialisation (avec les enseignants, les pairs) plutôt que dans un cadre moi-machine.

 

Q : Les théories cognitives de l’attention (Broadbent, Treisman, Gelade, Welford…) se sont arrêtées sur la saturation informationnelle de nos récepteurs sensoriels. L’éducation numérique risque-t-elle, selon vous, de créer chez les enfants une perturbation générale du système attentionnel ?

R: Comme Doidge le dit, la télévision et les écrans en général exercent une influence neuroplastique importante, surtout sur les enfants. On a vu que chaque heure passée devant la télé comporte une perte de 10% de la capacité d’attention à l’âge de 7 ans. La télé est certainement une importante cause de la multiplication des cas de déficit de l’attention, sans ou avec hyperactivité, et de la moindre capacité à suivre les leçons, à apprendre et comprendre. L’introduction des ordinateurs en classe empire évidemment cet état de fait. Télé, vidéos musicales et logiciels agissent à un rythme beaucoup plus rapide que la vie réelle. Les gens sont ainsi poussés à développer un appétit croissant de séquences rapides, en laissant tomber le désir de lire les livres et de communiquer avec les autres « non virtuels ». Tout va s’aplatir et l’on va se moquer des mérites d’engagement et de différentiation parmi les personnes  (la variété des expériences précédentes et des valeurs acquises).

Les enfants sont séduits par une réalité virtuelle très réaliste, engageante, stimulant la profondeur du cerveau, et la séduction crée des perturbations d’identification-discrimination entre virtuel et réel, même pour la vie affective et relationnelle. Le virtuel suscite des émotions (empathie), mais ne donne rien en réponse. Les enfants s’habituent-ils à interagir sans une telle contre-réaction ? Si le simulateur de vol crée des circuits neuronaux dans lesquels vous pouvez conduire, d’autres simulateurs vont créer d’autres schémas… Et encore quels sont les temps de latence dans le « retour » du monde virtuel au réel ? C’est la forme de l’outil télévision – coupes, inserts, effets zoom, panoramiques, bruits soudains – qui altère le cerveau, en activant ce que Pavlov appelait la réaction d’orientation, celle qui se déclenche à chaque fois que nous dénotons un changement soudain autour de nous. Nous interrompons ce que nous sommes en train de faire, nous focalisons l’attention et nous faisons le point. Cette réaction est physiologique. La télé déclenche cette réaction avec une plus grande fréquence par rapport à ce qui arrive dans la vie : il y a un passage de 4-6 secondes (normalité) jusqu’à 1 seconde. Résultat : on ne peut s’occuper de rien d’autre.

 

Q : Michel Desmurget expose dans TV Lobotomie un très grand nombre d’études qui démontrent que la télévision représente un véritable danger par l’accroissement de divers risques : obésité, troubles du sommeil et du comportement, troubles infantiles du langage et appauvrissement du lexique, insensibilisation, Alzheimer, accidents cardiaques, alcoolisme, comportements suicidaires, etc.. Le numérique n’est pas la télévision. Pensez-vous, cependant, que l’enseignement numérique puisse représenter une plus grande accoutumance à la télévision ? Et, au vu des éléments exposés par M. Desmurget, l’enseignement numérique représenterait-il à terme un danger national pour la santé de nos enfants ?

R: Oui, il y a un terrible risque et un danger pour tous les enfants et les adolescents, ainsi que pour la société future dans son ensemble. Je suis un très grand admirateur de la culture et de l’art français en particulier. Sans avoir lu Hugo, Balzac, Stendhal, Proust, ou sans avoir regardé les tableaux des impressionnistes ou bien sans avoir écouté la Manon de Massenet ou Samson et Dalila de Saint-Saëns je ne serais pas ce que je suis affectivement et cognitivement. Mais j’ai choisi et j’ai beaucoup travaillé pour me trouver où je suis arrivé. Je crains que cela finisse, car on n’apprend plus à s’occuper des choses un peu difficiles au début mais qui ensuite remplissent l’esprit davantage que toute autre chose « facile ».

N’oublions pas l’action de certains aliments (voir Corinne Gouget) sur le psychisme et son hardware, et la synergie possible avec la stimulation-éducation numérique : en particulier vers l’excitation à travers l’instigation de la consommation des sucres. Cela développe des troubles de l’attention avec hyperactivité et une diminution de la capacité de contrôler les impulsions (agressivité, etc.).

 

Q : En tant que neuropsychiatre et professeur de psychopathologie, quels conseils donneriez-vous – à l’éducation nationale, aux enseignants et aux parents – pour minimiser les impacts négatifs de l’enseignement numérique sur les processus cognitifs et la santé de nos enfants ?

R: Je crois qu’on devrait faire un grand pas en arrière. La « nouvelle » pédagogie s’est complètement trompée. Les neurosciences nous apprennent que les notions sont utiles, apprendre une poésie par cœur est très utile pour exercer la mémoire, et, à travers elle, toute autre faculté mentale. La nature nous expose aux différences et non pas à un monde aplati et homologué. Je me souviens que pendant mon cours de spécialisation en psychiatrie j’étais fort critique avec les professeurs qui, selon moi, avaient bien peu à m’enseigner et j’ai suivi un chemin personnel avec des collègues du même avis pour réaliser ensemble une contre-information. Aujourd’hui, quand à mon tour, en tant que professeur, j’ai eu des étudiants, ils ne contestaient rien, ils n’avaient pas d’esprit critique.

Vous me demandez quoi faire pour minimiser les impacts négatifs de la « modernité ». Nous devons chercher et retrouver cet esprit critique, cette curiosité, cette dialectique d’autrefois dans les environnements naturels. Autrement nous laisserons notre monde aux nouveaux barbares.

Aux parents, je conseillerais de bien choisir l’école pour leurs enfants, s’associer pour organiser des cours correctifs, sans manipulations, où les parents rassemblent des ressources : temps libre, jardins privés, excursions, éducation musicale réelle, littérature (“Les grands écrivains sont les seuls qui ont trouvé les mots pour exprimer les émotions -Goldie-”).

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Paolo Cioni est neuropsychiatre, professeur de psychopathologie, ancien responsable du service de santé mentale auprès de la ASL de Florence, enseignant à l’Ecole de spécialisation en psychiatrie de Florence. Il est l’auteur de divers traités ainsi que de monographies de psychologie et de psychiatrie. Il est également le co-auteur, avec Marco Della Luna, de Neuro-Esclaves. Techniques et psychopathologies de la manipulation politique, économique et religieuse.

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